La vie et la mort dans les proverbes judéo-espagnols

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La présente étude fait partie d’un ensemble sur le Proverbier judéo-espagnol initié en 1981 par ma communication “La société judéo-espagnole à travers ses proverbes ou Dis-moi tes proverbes, je te dirai qui tu es” (1).Après en avoir abordé divers aspects (2), notamment l’humour, l’argent et les biens, je passe aujourd’hui au thème de la mort pour lequel je me suis limité – tant le sujet y est présent – à une cinquantaine de refranes, ‘proverbes’, que je commenterai au fur et à mesure. Ainsi se dessineront peu à peu le comportement du Judéo-Espagnol face à la mort, sa philosophoie, ses croyances, ses stratégies d’évitement, ses peurs, l’intensité expressive qu’il en tire, etc., etc., tous éléments qui s’inscrivent dans le cadre de la société judéo-espagnole.

Il va de soi que la mort est sous-tendue par la vie dont la “ligne” est plus ou moins longue; ce qui implique mort naturelle, mort accidentelle ou mort provoquée par la maladie, le meurtre individuel ou collectif (guerre, choah).

Vie et mort sont si intimement liées, imbriquées (“car l’amour est fort comme la mort”) que, selon les langues et leurs registres, le danger de mort de l’une devient “danger de vie” chez l’autre, Lebensgefarh en allemand, ou encore, la nature morte de l’une devient la vie immobile de l’autre, Stilleben en allemand (3), etc., etc. et qu’à la limite, on peut mourir de joie ou de rire (intensité), toutes considérations qui permettraient une étude de linguistique générale et comparée sur le thème de la mort. Ne voit-on pas, aux Indes, des écriteaux Dead Slow dans le sens ‘très, très lentement’?


Il s’agit bien d’un intensif apparemment aussi absurde que celui de horriblement dans horriblement gai (4). N’oublions d’ailleurs pas que l’on peut mourir de tristesse tout autant que de joie, comme on peut être diablement ou divinement gai.

Il nous faudra toujours avoir présent à l’esprit le schéma suivant :

V

I V I E

V V i d a

R

E Bivir passerde
VIE

_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

M Morir/Muerir/Murir à TREPAS ou TREPASSER

O

U

R

I M O R T

R M u e r t e

Ce qui implique Comment vivre?Comment mourir, A cause de quoi mourir? et les précautions à prendre pour retarder la mort, les règles à suivre, sociales (N° 10), religieuses (N°7) ou d’hygiène (N°s 32, 34, 42). Mais aussi être akavidado, ‘sur ses gardes’, ne pas tenter le sort (N°14); éviter l’envie et les envieux (N°s 28, 29, 34), éviter la médisance (N°31), tous thèmes graves qui réappaîtront dans le livre que nous préparons sur la parémiologie judéo-espagnole.

Voici la liste des proverbes que nous proposons et numérotons, liste brève faute de temps et de place. Nous adoptons la graphie de l’Associaiton Vidas Largas (5) et donnons les traductions au fur et à mesure, ainsi que les commentaires qu’ils nous inspirent.

A) La condition humaine

1) El ojo del ombre no se intche ke kon un poko de tyerra.‘L’oeil de l’homme ne se remplit qu’avec un peu de terre’. Et dans la terre, en effet, s’arrêtent sa cupidité et tous ses désirs. Ainsi prend fin la vie de chacun dont il est dit : “Tu n’es que poussière, tu retourneras à la poussière”.

2) La muerte yevamos en la boka, mos parese poka koza, ‘La mort, nous l’avons (sans cesse) à la bouche, elle nous semble peu de chose’. Et en effet, nous dit Saporta (6), “Señala la poca importancia que se da a la muerte cuando ella no es más que un tema de conversación”, voire de notre proverbier qui souvent en parle avec légèreté (cf. N°40) et évite la gravité de ton.

3) No sovre el pan a sus solas bive el ombre. Nous avons ici une traduction littérale de Deutéronome VIII, 3 en espagnol du XIIIème siècle, c’est-à-dire en judéo-espagnol calque ou ladino (7), ce que nous aurions traduit dans ma langue maternelle – djudezmo ou judéo-espagnol vernaculaire – ainsi : No solo de pan bive el ombre, vérité biblique certes, mais vérité générale.

B) La condition spécifiquement juive

4) En este mundo sufrimos porke semos djudyos, en el otro sufriremos porke no fuimos djudyos, ‘Dans ce monde nous souffrons parce que nous sommes juifs, dans l’autre nous souffrirons pour ne l’avoir pas été (sous-entendu) assez’. Un constat légèrement souriant qui voile une profonde tristesse, celle des persécutés qui essaient de survivre par l’humour que sécrète toute société, même l’univers concentrationaire où, singeant “l’aristocratie” SS, un détenu pouvait dire à son camarade qui toussait, “Morgen Krematorium!”, ‘Demain, four crématoire!’, le “Tu fous le camp de la caisse!” de notre société “semi-normale” (8).5) Por una migajika, semos djudyos, ‘Pour une petite miette (sous-entendu en moins), nous sommes juifs’. Et Dieu sait si là aussi nombreux furent ceux qui, pour cette raison, – qui comme moi – malgré une carte d’identité sans le tampon “juif”, furent arrêtés par la gestapo et déportés.

6) El djudyo es de vidro : si aharva la pyedra, guay del vidro!,- si aharva el vidro, guay del vidro! ‘Le Juif est de verre : s’il frappe la pierre, malheur au verre! S’il frappe le verre, malheur au verre!’. C’est dire qu’il ne sort jamais indemne, qu’il ne peut jamais être le pot de fer, face au pot de terre. Quel humour noir! Un autre constat, comme en 5.

7) Moche muryo, ley no kedo! ‘Moïse est mort (certes), mais la Loi (Tora) ne subsiste-t-elle pas’, dit le père à son fils peu respectueux de la morale. Ley est la traduction permanente de Tora en judéo-espagnol.

8) Diya de semana Djoha se vistyo de chabat, ‘un jour de semaine Djoha s’est endimanché’, en fait ici “ensamedisé”.

9) Muera Chimchon kon kuantos son! (Juges , XVI, 3).

En ladino : i dicho Chimchon muera mi alma kon pelichtim ke akosto kon fuersa i kayo la kaza …

Pléiade : Et Samson dit “Meure ma personne avec les Philistins!, soit encore “alea jacta est”, ‘le sort en est jeté!’; et c’est en prononçant ces mots que mon père, voyant de loin la voiture de la Gestapo arrêtant sa famille, la rejoignit, alors qu’il aurait pu fuir! Nombreux furent ceux qui firent comme lui.

c) La société judéo-espagnole

Cette fois, la société telle qu’elle vit dans l’Empire Ottoman, avec ses défauts et ses qualités, ses peurs, ses craintes, ses joies particulières certes, mais profondément humaines que couronnent les vérités des sections antérieures.10) Kavesa ke se aboko no se korto! ‘Tête courbée n’a point été coupée’. Résignation en quelque sorte, prudence dans cet empire où on tranchait les têtes pour un rien. Conseil de prudence politique. Abokar est un mot d’origine catalane. La “résignation” va si loin qu’un autre proverbe dit :

10.2) El azno del rey picho delantre de mi puerta, ‘L’âne du roi, en fait le “Sultan”, a pissé devant ma porte’, c’est-à-dire ‘Que faire? C’est l’âne du roi, comment s’y opposer’. D’autres au contraire en tirent orgueil : “Vous imaginez! Quel honneur! L’âne du roi!”. Curieux retournement! Mai bien humain! La résignation se trouve également illustrée par le proverbe suivant :

10.3) De tanto dizir amen, le kayo el talet, ‘A force de dire amen est tombé son talet’ (châle de prière), ce qui se dit du béni-oui-oui qui approuve continuellement. Nous nous trouvons vraiment en présence de ce que j’appelle un emprunt situationnel, tel celui de ce proverbe :

10.4) I el haham yerra en la teva, ‘Même le rabbin se trompe en chaire’, soit errare humanum est (11).

11) El riko i el prove se mizuran kon el mizmo piko, ‘Riche et pauvre se mesurent avec la même unité (sous-entendu, pour façonner le cercueil). La mort égalitaire, celle qui frappe tous les êtres vivants. Celle de V. Hugo : “Comme c’est bon les rois! disent les vers de terre”. Ce qui ne manque pas d’humour. Vérité générale classable dans la section A.

12) El ke es de onor, muere de sitafon!, ‘L’homme d’honneur (honnête) meurt dans un typhon’, soit ‘Il n’y a que les bons qui s’en vont’, mais alors qu’en est-il des méchants? Il est vrai – nous le verrons plus bas au N°s 28 et 29 – que les proverbes souvent se contredisent, comme les publicités dans le métro. Remarquez l’emprunt à l’hébreu, sitafon, comme plus haut (10.4) haham et teva, et talet en 10.3. Il va de soi que ce problème des emprunts linguistiques fera l’objet d’un chapitre dans mon étude définitive (12).

13) Benditcho el ke lo despeno! ‘Béni (soit) celui qui l’a sorti de peine’, soit ‘Béni soit celui qui par la mort a mis fin à ses souffrances’. Paroles de consolation prodiguées aux endeuillés. Soulignons cette construction “ladinesque” sans verbe “être” qui n’apparaît pas dans ce cas en hébreu.

14) El ke se akavido, su madre no lo yoro, ‘Qui a été prudent, sa mère ne l’a point pleuré’. “Prudence” si importante dans cette société, qu’elle s’est créée le verbe akavidar à partir de akavido/a, participe passé du verbe akaver formé lui-même sur l’espagnol precaver, ‘prévenir, prévoir, prémunir, faire attention, être prudent’, par substitution analogique du préverbe a – au préverbe pre -, ainsi obtient-on akaver, d’où akavida, participe passé féminin comme le mot vida, ‘vie’ qu’il contient, la vida que chacun précisément désire ardemment protéger, la vida incluse dans akavida, ‘prudente’, et qui deviendra la base du nouveau verbe akavidar, comme saltus latin, participe passé (supin) de salire a donné le fréquentatif saltare, étymon de sauter en français et de saltar en espagnol. Nous sommes devant une remarquable création judéo-espagnole et en pleine psycho-linguistique. La vie, ce bien le plus précieux, a donné le mot-valise akavidar.

15) Ni bivda sin dolor, ni ninya sin amor, ‘Ni veuve sans douleur, ni jeune fille sans amour’. Se dit de ce qui est évident. La veuve, bien sûr, implique la mort qui fait l’objet de cet exposé. Bivda, ‘encore en vie’, forme archaïque, a donné viuda en espagnol contemporain. C’est dire, une nouvelle fois, que notre judéo-espagnol perpétue un état ancien de l’espagnol péninsulaire.

16) Mi ermano se muryo, el regalo me lo tomi yo, ‘Mon frère est mort, le cadeau, je me le suis pris’, que Saporta commente ainsi : “Se dice cuando una persona ocupa por herencia, un puesto o situación que no merece. Censura a los favorecidos”.

17) Muerte no es vengansa, sino buena eskombransa, ‘La mort n’est pas vengeance, mais bon débarras’, pour certains bien sûr, dont l’hostilité ne va pas jusqu’à l’assassinat.

18) Muerte sin atchak no ay, ‘Il n’y a pas de mort sans cause’. ‘Pas d’effet sans cause’ ou encore ‘Il n’y a pas de fumée sans feu’. Atchak est un emprunt au turc, lequel est emprunté à l’arabe, qui lui-même a donné achaque en espagnol. Il faut distinguer ici entre arabismes turcs et arabismes espagnols; ainsi ziyara (espagnol)/ziyaret (turc), ‘visite des tombes, pèlerinage’.

19) Ken por fyerro mata, por fyerro muere, ‘Qui par le fer tue, par le feu meurt’, ou ‘Tel qui tue par le fer, périra par le fer’.

20) Guadrate del vizino, i no de la ora mala!, ‘Garde-toi de ton voisin et non de la male heure!’; “prudence” extrême envers les voisins. Et ici est exploitée la valeur intensive de la mort, celle de la male heure. Le voisin constituera d’ailleurs une autre rubrique de notre étude définitive.

21) Mil mueren de ayinara i uno de su muerte, ‘Mille (personnes) meurent du (à cause du) mauvais oeil, et une seule (personne) de sa (propre) mort’. Et cette fois c’est “l’envie” toute puissante, toute destructrice qui est en cause, envie qu’illustrent tant de contes et proverbes (12) comme le suivant :

22) El guevo de mi vizina tyene dos yemas, ‘L’oeuf de ma voisine a deux jaunes’, qui a pour variante :

22.2) El pan de mi vizina es milizina, ‘Le pain de ma voisine est guérison’, en fait ‘remède’ avec cet archaïsme melizina<medizina, remède bien sûr contre un mal, mot qui a donné mel de melizina par étymologie populaire.

23) Ken azno nasyo, azno muryo, ‘Qui âne est né, âne meurt’, “le caractère inné”. Se dit des imbéciles qui ne changent jamais, une qualité pouvant devenir un défaut.

24) La kaldera de Djoha!, ‘La casserole de Djoha!’, en fait, cri devant l’astuce d’une personne qui vient de jouer un bien bon tour à une autre, tel Djoha (cf. plus haut, N°8) dans le conte suivant dont une version existe également en yidiche et en judéo-arabe, l’objet prêté pouvant être tantôt une cuiller, tantôt un chaudron.

Djoha se rend un jour chez sa voisine et lui emprunte une casserole après force prières. Au bout d’une semaine, il lui rend ladite casserole avec une autre plus petite. “Mais”, lui dit la voisine, “je ne t’en ai prêté qu’une!” – “C’est vrai”, lui répond celui-ci, “mais elle a enfanté cette petite”. Et la voisine de prendre avec joie les deux casseroles.

Deux mois après, revisite de notre Djoha à sa voisine et celle-ci de lui prêter la casserole sans réticence aucune cette fois. Une semaine se passe, un mois se passe, deux, trois, … point de restitution!

Voyant passer Djoha, sa voisine lui court après et lui lance : “Alors Djoha! Et ma casserole?!” – “Ta casserole” lui répond Djoha, “elle est morte!” – “Morte! morte!” lui dit celle-ci avec colère, “Morte! A-t-on jamais vu mourir une casserole!” – Et Djoha de rétorquer : “Elle a bien enfanté!”

Ainsi pourrions-nous recueillir des contes traitant de la mort et de la vie. Ainsi voyons-nous que toute la littérature orale est à envisager : refranero, ‘proverbier’ – kontero, ‘recueil de contes’ (contier) et romanceros, ‘recueils de romances’ (voir infra N°41), toutes veines qui nourrissent les réseaux socio-culturels des Judéo-Espagnols (13).

25) El afogado i en una espada se aferra, ‘Le noyé s’agrippe même à une épée’. Ce qui a donné l’expression aferrarse a una espada, soit ‘Recourir aux moyens les plus risqués pour pouvoir “se sauver”‘. Curieuse planche de salut!

26) Faste amigo mizmo kon el guerko, fasta ke pases el ponte, ‘Fais-toi ami du diable-même, jusqu’à ce que tu traverses le pont’. Ceci afin de se dérober à un danger mortel. Des “stratégies” pour vivre ou survivre.

27) El amor es lokura, el mediko es la absensya, ‘”L’amour” est folie, son médecin est l’absence’. Autre danger fatal, autre moyen de l’éviter. Il va de soi que les médecins, tout comme chez Molière, sont objet de moqueries, au point qu’on parle de doktor de matasanos, littéralement de ‘docteur tueur de gens sains’. Ici aussi s’ouvrirait un autre chapitre.

28) Yerro de mediko, la tyerra lo kovija, ‘Erreur de médecin, la terre la recouvre’, à quoi le médecin répond :

29) Yerro de mediko, setensya del dyo, ‘Erreur de médecin, sentence de Dieu’. Apparaît ici ce mot setensya issu de sentensya, qu’on peut lire dans la plupart des épitaphes en judéo-espagnol, tantôt en caractères hébreux, tantôt en caractères latins, des nombreux cimetières juifs installés sur les collines entourant Istanbul, visibles de partout, omniprésents comme la mort elle-même (14).

30) Por la boka se muere el peche, ‘Par la bouche meurt le poisson’. Se dit du bavard invétéré, mais aussi du gros mangeur. Toujours ces “excès” qui entraînent la mort, toujours l’intensité expressive contenue dans le mourir.

31) Mas vale kayer en riyo furyente ke en la boka de la djente, ‘Mieux vaut tomber dans un fleuve furieux que dans la bouche des gens’, ces médisants qui vous croquent à belles dents et savent parfaitement manier la “calomnie”. Ce ne sont pas des bavards comme au point 30) mais des gens qui préfèrent le coup de langue au coup de lance. “De la médisance”.

32) Keres matarlo a uno, dale mujer manseva i kozinera vyeja, ‘Tu veux tuer quelqu’un? Donne-lui femme jeune et cuisinière âgée’ (expérimentée). Autres excès, de la chair, mais aussi de la bonne chère. En quelque sorte, donner la mort astucieusement. “Hygiène”, cf. N°34.

33) Ken buchka de matarte, madruga i matalo!, littéralement ‘Qui cherche à te tuer, lève-toi de bon matin et tue-le!’, avant qu’il ne passe à l’acte et te fasse passer de vie à trépas. Conseille l’éveil et la clairvoyance face à l’ennemi.

34) Los mijores dotores del puerpo son la alegriya, el komer livyano i el kaminar lidjero, ‘Les meilleurs docteurs du corps sont la joie, le manger léger et la marche aisée’. Conseils “d’hygiène”, autres moyens de se prolonger la vie et ainsi retarder la mort (cf. N°32).

35) Despues del peche, tosigo es la leche, toujours littéralement ‘Après le poisson, poison est le lait!’. Bien sûr le jeu de mots poisson/poison de ma traduction est involontaire. “Hygiène”.

36) Kon bueno, kon vida, kon pas amen! Souhait devenu proverbial si on espère se revoir : littéralement ‘Avec bon (bonnes circonstances), avec vie, avec paix, amen!’ Soit que nous nous revoyions dans de bonnes conditions, bien en vie, dans la paix, amen! (ainsi soit-il). En fait, formule ladinesque comme Bendirtcho el, ‘béni soit-il’ sans verbe être.

37) Fasta ke al riko le vyene la gana, al prove le sale la alma, ‘Jusqu’à ce qu’au riche vienne l’envie, le pauvre rend l’âme’. Des riches et des pauvres, de l’inégalité et pourtant, cf. supra N°11, de leur fin commune. Remarquez l’assonance, autre moyen mnémotechnique parémiologique.

38) Aki muryo mi padre, aki me asento yo, ‘Ici est mort mon père, ici je m’assieds’ (je m’installe) dit celui qui a une bonne place et ne veut pas l’abandonner ou la céder à d’autres. “Je ne donnerais pas ma place pour un boulet de canon”, dit la chanson.

39) Ken es mosa i no lo goza, al otro mundo no repoza, ‘Telle qui est jeune et point n’en jouit, dans l’autre monde point ne se reposera’. “Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie!”. Remarquez la richesse homophonique.

40) La mortaja no tyene aldikera, ‘Le linceul n’a point de poche’. A quoi bon entasser richesses et biens, vous ne l’emporterez pas avec vous! Humour remarquable. Des biens et de l’humour. Existe aussi en arabe.

41) Ken no tyene mazal ke se etche a la mar, ‘Qui point de chance a, qu’il se jette à la mer’. De la “chance”, de la bonne ou de la mauvaise étoile, qu’on retrouve dans toute la littérature orale judéo-espagnole et en particulier dans cette romansa (15) d’une jeune fille malade d’amour, qui s’écrie A la mar m’etchare i ke m’engluta un peche preto para salvar del amor, ‘A la mer me jetterai et que m’engloutisse un poisson noir (en fait, un requin) pour me sauver de l’amour’. Cf. supra N°24 et note 13.

42) La meatad de la melezina es la kozina (cf. N°s 32 et 34), littéralement ‘La moitié du remède, c’est la cuisine’, soit ‘la nourriture compte à 50% dans l’évitement des maladies, ces engendreuses de mort’. “Hygiène”.

43) Muera pato, muera farto, ‘Que meure l’oie, (mais) qu’elle meure gavée’, soit ‘Après moi les mouches!’.

44) Sako vaziyo no se entyene en pyezes, ‘Sac vide point ne se tient debout’, soit ‘Il faut manger pour vivre’. Mais il n’y a pas que cela, dit le proverbe biblique (supra, N°3).

45) El papo no yeva al kadi, yeva al bedahey!, ‘Le jabot (l’estomac) ne conduit pas au tribunal (le juge), il conduit au cimetière’, toujours “l’hygiène” et la modération alimentaires (cf. N°s 32, 34 et 42). Bedahey nous vient de l’hébreu bet- hahayyim par les étapes suivantes : > betahayyim > bedahayim (après sonorisation de -t-) > bedahay par chute de – im > bedahey, par fermeture de -ay en -ey, sous l’action du yod. Souvent aussi l’évolution va au-delà et donne bedahe, par monophtongaison de -ey en -e, toutes lois phonétiques attestées dans l’histoire de la langue espagnole.

46) Kon un pardon se mata a un franko, ‘Avec un pardon, on tue un Français’. Est mis en cause ici l’excès de politese des Français d’alors dans l’Empire Ottoman.

Notons que ce pardon emprunté au français (nous voici en plein judéo-fragnol)) s’est substitué à l’ancienne forme judéo-espagnole pedron, elle-même issue vers 1740 de l’espagnol perdon après métathèse de -rd- en -dr-. Kon pedron avlando, littéralement ‘avec pardon parlant’, est encore très utilisé dans le sens de Sauf votre respect’.

Ce kon pedron fréquemment utilisé avant de parler de fesses, a fini par désigner les fesses:Teniya un konpedron, elle avait un sauf votre respect  a acquis le même sens en français.

47) A tu ijo ambezalo a ennadar, a tu ija a endetchar, ‘Ton fils, apprends-lui à nager, ta fille à chanter des complaintes funèbres’. Ce qui correspond à une curieuse distribution des rôles dans notre société judéo-espagnole d’antan.

48) Ganar un komer para no muerir, ‘Gagner (tout juste de quoi) manger pour ne pas mourir’, en fait ‘tout juste assez de quoi vivre’. Il s’agit plus d’une locution proverbiale que d’un proverbe. S’oppose à ganar el pan, ‘gagner son pain’ (ou sa vie) : “pain = vie”.

49) Ken beve agua de vida, la tyerra no lo kovija, ‘Tel qui boit de l’eau vive, la terre ne le recouvre’, soit ‘Qui veille à sa santé prolonge sa vie’. Ce proverbe vient en écho à celui du N°28,Yerro de mediko, la tyerra lo kovija. Nous montrerons ailleurs comment souvent nos proverbes dialoguent et se répondent. On se réfère en outre ici à la coutume qui veut que l’on reçoive ses invités avec de la confiture et un grand verre d’eau appelée aguas de vidas car on la boit en prononçant ce souhait ladinesque vidas largas ke tengas ou ke tengach, littéralement ‘Que tu aies de longues vies’ ou ‘Que vous ayez de longues vies’, calque de l’hébreu où hayyim, ‘la vie’ est un pluriel traduit par vidas en ladino et qui donna son nom de Vidas à l’un des deux protagonistes juifs du Poema de mío Cid.

Mais il est une mort, collective cette fois, qui n’apparaît pas dans notre “refranero”, à savoir la Choah (16), ‘le génocide des Juifs’. Pas que notre langue soit morte. En effet, sous le proverbe Djoha se fue a la mar i no topo agua, ‘Djoha est allé à la mer et n’y a point trouvé d’eau’, ce qui hyperbolise sa sottise. Mon vieil ami Saporta, au retour de Genève, me dit un jour : Djoha se fue a Genève i no topo banka, ‘Djoha est allé à Genève et n’y a point trouvé de banque’. Ainsi se montrait-il créatif en judéo-espagnol, ainsi prouvait-il que notre langue vivait encore.

De même, un Judéo-Espagnol rescapé d’Auschwitz s’entendit-il dire qu’on lui pardonnait bien des choses parce qu’il avait été déporté. On imagine sa colère, qui lui inspira le proverbe suivant :

50) Aboltando de la choa, Djoha izo techuva, ‘En rentrant de la choah, Djoha a fait techouvah (repentance)!’. Il avait frappé juste et enrichissait ainsi notre proverbier qui, nous l’espérons, vivra et s’enrichira longtemps encore.

J’espère que cette liste “apéritive” de cinquante proverbes et plus vous aura permis de découvrir quelques lignes de force de la société judéo-espagnole et préparés à l’étude exhaustive que j’ai actuellement en chantier.

Notes

(1) Cf. H.V. Séphiha : a) “La société judéo-espagnole à travers ses proverbes ou Dis-moi tes proverbes, je te dirai qui tu es”, in Richesse du Proverbe, vol. 2, Typologie et fonctions, Actes du Colloque de Parémiologie (Lille, 6 au 8/3/1981), Etudes réunies par François Suard et Claude Buridant. Université de Lille, 1984, pp. 199-209. – b) “Judéo-Espagnol – Parémiologie – Dossier”, Institut Universitaire d’Etudes du Judaïsme Martin Buber, Bruxelles, 1985, 28 pages. – c) “L’argent et les biens dans les proverbes judéo-espagnols, Actes du Colloque Les Juifs et l’Economique – Miroirs et Mirages, Toulouse, 23, 24 et 25 janvier 1989. – d) “L’humour dans les proverbes judéo-espagnols” in Humoresques, n°1, L’humour juif, octobre 1990, pp. 37-47. – e) “La famille dans les proverbes judéo-espagnols”, in Iberica, Nouvelle Série, N°1, Familles ibériques et latino-américaines, Editions Hispaniques, Sorbonne, 1992, pp. 171-186. – f) “Contes judéo-espagnols – Du miel au fiel”, traduits et présentés par H.V. Séphiha, éd. Bibliophane, Paris, 1992. – g) “La voisine et le voisin dans les proverbes judéo-espagnols” in Los muestros, Bruxelles, septembre 1993, p. 55. – h) “Les emprunts linguistiques dans le Refranero judéo-espagnol – Etude préliminaire”, in Hommage à Abdon Yaranga Valderrama, l’Indien Quechua de Paris, Cahier de Recherche langues et cultures opprimées, Saint-Denis (Paris VIII), 1993, pp. 387-408. – i) “Proverbes judéo-espagnols : la partie pour le tout. Une mémoire sélective” in Paremia N°2, Coloquio Internacional “Oralidad y Escritura – Literatura paramiológica y Refranero”, Universidad de Orléans, 19-29 de noviembre de 1993, Madrid, 1993, pp. 231-237.

(2) Voir note antérieure.

(3) Cf. Stil life en anglais.

(4) Cf. H.V. Séphiha : a) “Introduction à l’étude de l’intensif dans les langues”, in Langages, Larousse N°18, Paris, 1970, pp. 104-119. – b) “L’intensité en judéo-espagnol”, in Iberica, éditions hispaniques, Sorbonne, 1977, pp. 285-294. – c) “Néologie en judéo-espagnol – Les euphémismes”, in Iberica III, éd. hispaniques, Sorbonne, 1981, pp. 113-123. – d) “L’intensité hétérosynonymique en judéo-espagnol”, in Chevet va’am, Jérusalem, 2ème série, D. (T), 1980, pp. 28-32.

(5) Association Vidas Largas, pour le maintien et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles, née en 1979 : 37, rue Esquirol – 75013 Paris.

(6) Enrique Saporta y Beja, Refranes de los judíos sefardíes, Ameller ediciones, Barcelona, 1978, préfacé par H.V. Séphiha.

(7) Voir H.V. Séphiha : a) Le Ladino (judéo-espagnol calque), Deutéronome, versions de Constantinople (1547) et de Ferrare (1553). Edition, étude linguistique et lexique, Editions hispaniques, Sorbonne, Paris, 1973. – b) “Problématique du judéo-espagnol”, in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, t. LXIX, fasc. I, 1974, pp. 159-189. – c) Le ladino (judéo-espagnol calque) : “Structure et évolution d’une langue liturgique”, T. I, Théorie du Ladino – T. II, Textes et commentaires, Thèse d’Etat soutenue en 1979, éditions Vidas Largas, Paris, 1982. – d) Le judéo-espagnol, éditions Entente, collection “Langues en péril”, Paris, 1986. – Pour l’histoire des Judéo-Espagnols, voir mon livre L’agonie des Judéo-Espagnols, éditions Entente, collection “Minorités”, Paris, 1977, 2ème édition, 1979 – 3ème édit n, 1992.

(8) Voir H.V. Séphiha : a) “Il était une fois un récit concentrationnaire”, in Regards, mars 1973, pp. 20-23, Bruxelles. – b) “Nuit et brouillard”, in Regards, avril 1974, pp. 25-28, Bruxelles. – c) “Le champ sémantique de N.N. (Nuit et Brouillard) : De la négation à l’anéantissement”, in R.E.I., t. CXXXVIII, fasc. 3-4, 1979, pp. 501-503. – d) “Résister en chantant – La dérision de la dérision”, in Traces, N°12, 1985, pp. 106-109. – e) “Auschwitz-Birkenau, mon obsession – Auschwitz-Birkenau, notre deuil permanent”, in Sens, Paris, octobre 1987, pp. 280-282. – f) “L’image du Juif dans l’univers concentrationnaire nazi”, in Actes du Colloque de Toulouse (12 au 25 avril 1985), Les Juifs dans le regard de l’autre, Presses Universitaires de Mirail, Vent Terral, juillet 1988, pp. 51-55.

(9) Cf. H.V. Séphiha, Judéo-espagnol vernaculaire ou djudezmo : contes de Djoha, Cours polycopié de l’Institut Universitaire d’Etudes du Judaïsme Martin Buber, Bruxelles, 1981, 26 pages et op. cit., supra, note 1. f.

(10) Cf. supra, note 1. d.

(11) Cf. supra, note 1. a., notamment l’ensemble des proverbes illustrant cette vérité générale, ainsi en Espagne, al mejor cazador se le escapa la liebre, soit ‘le meilleur chasseur peut rater son lièvre’.

(12) Cf.0 H.V. Séphiha : a) op. cit., supra, note 7. d. et op. cit., supra, note 1.f.

(13) Cf. H.V. Séphiha : a) “Judéo-Espagnol : kontero/contier; dossier”, cours polycopié de l’Institut Universitaire du Judaïsme Martin Buber, Bruxelles, 1986, 31 pages. – b) “Literatura judeoespañola oral (cantar, contar y “refranear”), in Literatura y Folklore, Problemas de Intertextualidad, (Actas del 2° Symposium Internacional del Departamento de Español de la Universidad de Groningen 28, 29 y 30 de Octubre de 1981), Universidad de Groningen – Universidad de Salamanca, 1982, pp. 85-88.

(14) Cf. H.V. Séphiha, “Monuments juifs de Turquie en péril”, in R.E.I. (2.3.4), t. CXXX, pp. 345-354 et Samy Sadak, “Epitaphes des cimetières juifs d’Istanbul”, in Vidas Largas N°6, Paris, 1987, pp. 33-37 et Vidas Largas N°7, Paris, 1988, pp. 93-103. La forme setensya résulte de l’assimilation de n par t, soit sentensya>settensya, puis > setensya par simplification de la géminée -tt-.

(15) Cf. les textes que je donne dans les deux disques de romances d’Esther Lamandier, 1981 et 1984, Aliénor, Paris. Voir en outre sur la chance et le hasard, H.V. Séphiha : “Dialinguistique : Le sort du hasard dans diverses langues (sort, hasard, bonheur, peut-être, etc.)”, in Mélanges offerts à Maurice Molho, Les Cahiers de Fontenay, Linguistique, volume III, Paris, N°46-47-48, septembre 1987.

(16) Nous rejetons la graphie anglaise sh puisque ch existe en français et qu’au XVIIème siècle, les Français adoptèrent très judicieusement le Don Quixote de Cervantès en Don Quichotte et au XVème siècle, l’allemand Schnapphahn, ‘voleur de poules’ en Chenapan. J’ai écrit dans ce sens à Monsieur Toubon en lui signalant que ce sh était la petite porte par laquelle s’engouffraient de très nombreux anglicismes.

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