Le 25 mai 2016, au cours d’une visite officielle en Hongrie, le ministre des Affaires étrangères russe Sergey Lavrov a accordé une interview au journal hongrois Magyar Nemzet, qui est en général favorable au Premier ministre Viktor Orban. Dans cette interview, Lavrov a abordé trois sujets essentiels : le soutien de la Russie à la centrale nucléaire de Paks en Hongrie, les relations Russie-UE et les relations Russie-OTAN.
Concernant la centrale nucléaire de Paks, Lavrov a affirmé au quotidien hongrois que le projet était “stratégiquement” important. Toutefois, au cours d’une conférence de presse conjointe avec son homologue hongrois, Lavrov a estimé que “les relations entre la Russie et la Hongrie ne dépendent pas d’un quelconque projet”.[1] La centrale nucléaire de Paks est le projet personnel du Premier ministre Viktor Orban, mais il a été vivement critiqué par l’opposition hongroise et par la Commission européenne. Le gouvernement Orban, qui a été isolé au sein de l’UE en raison de sa politique “anti-libérale”, considère la Russie comme un possible partenaire politique et économique. D’un autre côté, la Russie, victime des sanctions de l’UE, cherche à trouver des partenaires européens pour briser son isolement.
Le 17 février 2016, au cours de la visite d’Orban à Moscou, le président russe Vladimir Poutine a souligné que la Hongrie était le “partenaire à long terme, et fiable” de la Russie. Orban a rétorqué que la Hongrie voulait la “normalisation des relations russo-européennes”.[2] Dans une interview avec le ministre des Ressources humaines hongrois Zoltán Balog, publiée dans le journal polonais Rzeczpospolita le 23 mai 2016, les relations entre la Hongrie et la Russie ont été abordées en relation avec les récents commentaires du président Bill Clinton décrivant la Hongrie et la Pologne comme des “dictatures du style de Poutine”. Balog a déclaré : “Nous sommes conscients des risques posés par les ambitions russes à plus de pouvoir. Toutefois… [la Hongrie] est un système entièrement différent ; nous ne voulons pas imiter la Russie… mais l’isolement de la Russie par l’UE comporte aussi des risques”.[3] Au cours de la conférence de presse conjointe à Budapest, le ministre hongrois des Affaires étrangères Peter Szijjarto a déclaré que la Hongrie “ne pouvait accepter” l’extension automatique des sanctions imposées à la Russie par l’UE, ajoutant que “la stimulation de la compétitivité de l’Europe ne serait possible que si une coopération pragmatique et rationnelle était établie entre l’Europe et la Russie”.[4]
Notons que la semaine où Lavrov s’est rendu à Budapest, le président russe Vladimir Poutine a visité la Grèce pour tenter de réchauffer les relations entre la Russie et l’UE. La Hongrie et la Grèce sont deux critiques internes de la politique de sanctions de l’UE envers la Russie.
Extraits de l’interview à Magyar Nemzet:[5]
Le ministre russe des Affaires étrangères Sergey Lavrov serrant la main du Premier ministre hongrois Viktor Orban. (Source : Kormany.hu, 25 mai 2016)
Lavrov : La centrale nucléaire de Paks, qui a été construite avec l’assistance technique de l’Union soviétique, est un projet stratégique.
Question : L’extension de la centrale nucléaire de Paks est une question essentielle à l’ordre du jour bilatéral, mais les pressions de Bruxelles peuvent entraver la réalisation du projet. Pensez-vous que la Hongrie puisse abandonner le projet en raison de ces pressions ? Une telle possibilité existe-t-elle ?
Lavrov : Le projet de la société étatique Rosatom [société étatique pour l’énergie atomique] d’agrandir la centrale nucléaire de Paks, qui a été construite avec l’assistance technique de l’Union soviétique, est un projet stratégique, en termes de coûts impliqués (plus de 10 milliards d’Euros), de calendrier (2032), et de son rôle pour garantir de manière fiable la sécurité énergétique de la Hongrie. Paks produit déjà plus de 40 pour cent de l’électricité générée dans le pays. Je voudrais souligner qu’une grande partie du projet sera mise en oeuvre par des sociétés et des experts hongrois, qui seront ceux chargés de faire marcher la centrale.
Bien entendu, nous sommes conscients de l’attention que les organisations européennes portent à ce projet, en particulier la Commission européenne, qui a initié plusieurs procédures à cet égard. A ce stade, nous ne voyons aucune raison de douter du fait que le gouvernement hongrois, qui a déclaré à de nombreuses occasions sa ferme décision de réaliser le projet, répondra aux questions de Bruxelles.
Le ministre des Affaires étrangères russe Sergey Lavrov lors d’une conférence de presse conjointe avec le ministre des Affaires étrangères et du Commerce hongrois Peter Szijjarto, le 25 mai 2016 (Source : Mid.ru, 25 mai 2016)
Lavrov : l’UE devrait faire preuve de détermination politique
Question : La Hongrie est un des Etats membres de l’UE qui ne considèrent pas la politique actuelle de sanctions de l’UE contre la Russie comme normale ou équitable, bein qu’elle ait voté pour ces sanctions. Quelles mesures la Russie pourrait prendre en réaction à cette politique européenne ? Dans quelles conditions ces sanctions pourraient-elles être levées ?
Lavrov : Il est évident que les tentatives pour faire pression sur la Russie au moyen de sanctions unilatérales ne nous contraindront pas à abandonner notre position de principe ou à sacrifier les intérêts nationaux de la Russie. Notre réponse à ces actions inamicales a été équilibrée et a pris en compte les droits et engagements de la Russie découlant des traités internationaux, y compris dans le cadre de l’OMC.
Quant à l’avenir de cette politique de restrictions, la question devrait être posée à ceux qui ont initié et aiguillé cette politique. Nous n’avons jamais discuté, et ne discuterons pas des conditions et des critères de levée de ces sanctions. L’UE a conditionné la levée des restrictions par l’application des Accords de Minsk par la Russie. C’est absurde, parce que la Russie n’est pas l’une des parties du conflit ukrainien. Cette approche ne fait qu’encourager Kiev à saboter la mise en application du package de Minsk. Il est évident que les relations Russie-UE ont été prises en otage par la politique irresponsable des autorités ukrainiennes.
Nous avons tenté d’expliquer à nos partenaires que cette logique était fautive et que la situation existante était inacceptable. L’UE et ses membres devraient faire preuve de détermination politique. A en juger par nos contacts avec des pays européens, un nombre grandissant de nos partenaires prennent conscience des effets destructeurs de la confrontation, qui est alimentée par les sanctions. Certains d’entre eux, y compris nos amis hongrois, ont dit ouvertement que nous devions laisser derrière nous cette page sombre de notre histoire dès que possible. Malheureusement, nous n’avons pas réussi à le faire jusqu’à présent.
Lavrov : la crise ukrainienne a révélé à quel point l’UE compte sur l’influence politique et économique de Washington
Question : On a le sentiment que Moscou est désillusionné à l’égard de l’Europe. Bruxelles considère clairement le Kremlin comme un agresseur et les pays qui continuent de coopérer avec Moscou, y compris la Hongrie, comme le cheval de Troie que la Russie utilise pour porter atteinte à l’unité européenne. Quel type d’Europe intéresse la Russie : forte ou faible ? Comment voyez-vous l’avenir de l’UE ? Et pour poursuivre sur cette question, l’UE a-t-elle plus besoin de la Russie ou la Russie est-elle plus intéressée par la coopération avec l’UE ?
Lavrov : Tout d’abord, je voudrais dire que la crise actuelle dans les relations avec l’UE provient du refus total de nos partenaires d’établir un dialogue fondé sur un véritable partenariat. La Russie a déclaré de manière répétée sa disposition à travailler avec l’UE sur un large panel de questions – allant de l’abolition des visas à court-terme au rapprochement énergétique. Malheureusement, Bruxelles est dominée par une politique à court terme qui cherche à prendre contrôle de l’espace géopolitique, y compris au moyen de l’initiative de Partenariat oriental, et à diviser les nations entre “nous” et “eux”. Cette ligne politique a culminé avec le coup d’Etat ukrainien soutenu par certaines nations de l’UE.[6] Lorsque les nationalistes ukrainiens ont pris le pouvoir à Kiev et placé leur pays au bord de la désintégration par leurs actions irresponsables menant à la guerre civile, les nations occidentales ont décidé d’accuser la Russie et ont introduit des sanctions unilatérales contre nous.
Nous avons clairement surestimé l’indépendance de l’Europe sur la scène internationale. La crise ukrainienne a révélé que l’UE compte fortement sur l’influence politique et économique de Washington. Nous voudrions travailler avec une UE forte qui construirait ses relations avec ses partenaires sur la scène internationale en agissant dans son propre intérêt, plutôt qu’en montrant sa solidarité avec des acteurs extérieurs à la région. Les sanctions de Bruxelles affectent de manière négative les économies de l’UE, détruisant des relations de plusieurs décennies entre les entreprises, mettant à l’épreuve la stabilité et la confiance sur le continent européen et créant de nouvelles divisions en Europe.
Toutefois, nous croyons fermement être capables de renverser cette tendance négative et de reprendre une coopération stable. Il n’y a pas d’alternative sensée à un partenariat mutuellement bénéfique entre la Russie et l’UE : nous avons des liens géographiques, économiques, historiques et personnels très forts. La Russie et l’UE sont les acteurs les plus importants du continent européen. Notre pays est engagé à demeurer le principal partenaire énergétique de l’UE dans un avenir proche. Par conséquent, il est dans notre intérêt commun de poursuivre une coopération forte face aux nouvelles menaces et aux nouveaux défis, dans le respect des lois, de la recherche et de la culture.
De telles politiques, toutefois, ne pourront réussir si elles ne sont exemptes de confrontation et de contrainte, et sans un dialogue fondé sur l’égalité et le respect des intérêts mutuels. En d’autres termes, les affaires ne peuvent continuer lorsque nos partenaires tentent d’imposer certaines formes de coopération à la Russie, qui contredisent ses intérêts, et lorsque la Russie se trouve confrontée à des faits accomplis.
A présent, la Russie et l’UE ont atteint le point où elles doivent décider comment nous voyons nos relations futures et quelle direction nous voulons prendre. Nous restons convaincus que les deux parties bénéficieront de la création graduelle d’une zone de coopération économique et humanitaire allant de l’Atlantique au Pacifique, fondée sur la sécurité sans partage. Cela exigerait d’aligner les processus d’intégration européen et eurasien.
Lavrov : Nous ne pouvons pas ignorer les tendances négatives… de la ligne de l’OTAN, favorisant une érosion délibérée de l’équilibre stratégique des forces en Europe.
Question : L’Europe centrale constate une présence accrue, d’une part, des forces de l’OTAN, et de l’autre, des forces américaines. L’infrastructure militaire s’approche des frontières russes, et de nombreuses personnes pensent que cela rend l’éclatement d’une nouvelle guerre mondiale plus probable. Etes-vous d’accord?
Lavrov : Je ne voudrais pas marcher dans les pas de ces politiciens irresponsables qui veulent sacrifier les intérêts de la paix et de la stabilité en Europe à leurs propres ambitions, et qui continuent, sans tenir compte des conséquences, à alimenter une atmosphère alarmiste.
Nous ne sommes pas désireux de dramatiser la situation de manière excessive. Ceci étant dit, nous ne pouvons certainement pas ignorer les tendances négatives qui se développent en conséquence de la ligne de l’OTAN favorisant une érosion délibérée de l’équilibre des forces stratégique en Europe, y compris en renforçant la capacité militaire de l’OTAN à proximité des frontières russes et le déploiement du segment européen du système de missiles de défense global américain. De telles actions peuvent difficilement être décrites autrement que comme déstabilisantes et à courte vue.
Dans ce contexte, la Russie continuera de faire tout ce qu’elle peut pour contrer les risques et les menaces pour notre sécurité nationale. Dans le même temps, la Russie est engagée à construire une architecture de coopération européenne élargie, fondée sur le principe de l’intégrité et du respect du droit international. Nous espérons que le sens commun finira par l’emporter au sein de l’OTAN et que nos partenaires occidentaux cesseront d’édifier des projets de confrontation motivés par leur désir de garantir leur sécurité aux dépens de celle des autres.
Question : Une nouvelle doctrine de politique étrangère russe est en voie d’édification. Quelles sont ses priorités ? Comment la Russie se positionne-t-elle dans un monde en pleine évolution ? Comme une puissance régionale ayant des ambitions globales ou comme une puissance internationale ? Dans quelle mesure la réalisation de ces ambitions sera-t-elle entravée par des difficultés internes, principalement économiques ?
Lavrov : De fait, le travail visant à actualiser les conceptions de la politique étrangère de la Russie est en cours. Le texte mis à jour reflétera nos évaluations des changements qui sont intervenus dans les affaires internationales au cours des trois années écoulées, y compris le refroidissement des relations avec l’Occident, l’intensification des processus d’intégration dans l’espace eurasien, la détérioration de la situation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord et la poussée concomitante du terrorisme et de l’extrémisme.
Toutefois, il ne sied pas de parler d’une nouvelle « doctrine » de politique étrangère. Le document réaffirmera les principes essentiels de la politique étrangère de la Russie, y compris notamment son caractère indépendant, multiforme et son ouverture à la collaboration, sur la base de la parité avec toute partie intéressée, pour traiter de manière effective les questions actuelles du jour. Ces principes ont résisté à l’épreuve du temps et prouvé leur efficacité et leur pertinence.
Le monde traverse une période difficile, turbulente, dans l’évolution d’un nouveau système polycentrique à échelle international. Une concurrence grandissante existe concernant la question de savoir quel format le futur système international [prendra]…
Lire la version du rapport en anglais
Notes:
[1] Mid.ru, 25 mai 2016.
[2] Kremlin.ru, 17 février 2016.
[3] Kormany.hu, 24 mai 2016.
[4] Rt.com, 25 mai 2016.
[5] Mid.ru, 25 mai 2016.
[6] C’est la manière dont la Russie fait officiellement référence aux manifestations d’Euromaidan en 2014 à Kiev, lesquelles ont entraîné la destitution du gouvernement pro-russe de Viktor Yanukovych.
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