Publié le 19 septembre dans Le Point
C’est une toute petite rue du 4e arrondissement. Presque une impasse en apparence. Elle commence rue Saint-Paul avant de retomber, après un retour d’équerre, quelques mètres plus loin dans la rue Charlemagne. Rue Éginhard. Le premier historien de Charlemagne. Sur la droite, vers ce qui était le 4-6 de la rue, un tout petit jardin délimité par des grilles. Au milieu de ce jardin, une stèle, une plaque, ou plutôt un bloc noir, plus qu’une simple plaque, où l’on peut lire : « Ici ont vécu monsieur Elias Zajdner, mort pour la France à l’âge de 41 ans, ancien résistant déporté à Auschwitz par les nazis en mai 1944 avec ses trois fils, Albert, âgé de 21 ans, Salomon et Bernard, âgés de 15 ans, morts dans le bloc des expériences. Nous n’oublierons jamais. »
Celle qui n’a jamais oublié, c’est Sarah Zajdner, la fille d’Elias. 14 ans en 1941. Sur la partie inférieure du bloc, un autre texte parle de sa ténacité, grâce à laquelle « cette plaque a été posé (sic) ». On relève une autre faute d’orthographe étrange : « Avec l’accort du maire de Paris, Jacques Chirac. » Aussi étrange que la nature même de ce « monument » unique à Paris. Nombreuses sont aujourd’hui les plaques qui rappellent les déportations juives. La première fut apposée en des termes très vagues dès le 21 juillet 1946 au 8 boulevard de Grenelle, sur l’ancien Vélodrome d’Hiver, pour la « commémoration du 21 juillet 1942 où les enfants juifs furent arrachés à leurs mères et dirigés sur les camps. » Vinrent ensuite des lieux de rafle, notamment les numéros 10-12 de la rue des Deux-Ponts, sur l’île Saint-Louis : Mme Fernand-Halphen y fit ériger, dès 1955, une plaque « à la mémoire des 112 habitants de cette maison, dont 40 petits enfants déportés et morts dans les camps allemands en 1942 », sans préciser qu’il s’agissait de juifs. Il faudra attendre 1970 pour qu’une plaque soit apposée sur une école, en l’occurrence rue des Hospitalières-Saint-Gervais
Mais, rue Éginhard, il s’agit d’autre chose que d’une simple plaque. « Comment voulez-vous que je mette autant de noms sur une plaque de rue ? » s’est plainte Sarah Zajdner, au milieu des années 1990, auprès des services de la SAGI, la Société anonyme de gestion immobilière, gestionnaire du terrain comme de nombreux autres dans ce qui était jadis, jusque pendant la guerre, l’îlot 16, car le seizième des 17 îlots déclarés insalubres par la Ville de Paris d’après une liste établie en 1920. Un morceau du 4e arrondissement qui s’étendait de la rue de Rivoli à la Seine et de la rue Saint-Paul jusqu’à l’hôtel de ville. Pendant de très nombreuses années, Mme Zajdner a déposé des demandes innombrables à la SAGI et à la Mairie de Paris pour qu’un hommage soit rendu à sa famille. En vain. Longtemps, les fonctionnaires de la SAGI lui avaient fait valoir que, s’ils lui donnaient satisfaction, il faudrait alors dire oui à toutes les familles juives touchées dans Paris. Elle se rendait aussi au mémorial de la Shoah pour qu’on affiche dans le hall d’entrée les photos de ses disparus. Une ténacité, est-il écrit sur le bloc.
Fait du prince
Cette ténacité a payé fin janvier 1995, lors de la cérémonie des 50 ans de la libération du camp d’Auschwitz, qui s’est tenue devant le mémorial du Martyr juif, devenu le mémorial de la Shoah, rue Geoffroy-l’Asnier. Ce jour-là, Jacques Chirac était présent. Ce jour-là, il a tenu un discours pendant lequel Sarah Zajdner, au premier rang, l’a regardé avec une telle fixité que le maire de Paris lui en a demandé la raison. Elle lui a expliqué ses démarches vaines, toute la litanie des refus. Touché, il a pris le nom de son père et, un mois après, elle a obtenu son autorisation. Du Chirac tout craché ! Le fait du prince qui dit oui à l’un mais dit non aux autres. Cette année-là, Chirac multipliera les gestes, de divers ordres, à l’égard de la communauté juive, notamment en reconnaissant en juillet la responsabilité de l’État français dans la rafle du Vél’ d’Hiv. En octobre 1995, le bloc a été inauguré en présence de Charles Liché, rabbin des déportés de France, et de Jean Tiberi, alors maire de Paris. Aucune mention du mot « Juif » : on est encore en 1995. On a donné les clés du jardinet à Sarah Zajdner afin qu’elle l’entretienne.
Cette histoire, on la retrouve dans un ouvrage paru fin 1996, Domaine privé, sous la plume de Brigitte Vital-Durand. Elle y dénonçait la captation par la Ville de Paris à partir de la guerre d’un domaine immobilier réservé au sein de cet îlot 16 menée sur la base d’une politique antisémite. L’ouvrage, qui donnait les noms de nombreux bénéficiaires de cette politique, notamment les Chaudron de Courcel, dont certains membres habitaient justement cette rue Éginhard, avait déclenché l’ouverture d’une enquête et la rédaction d’un rapport afin d’établir si les procédures d’expropriation avaient fait l’objet d’une politique antisémite. « Mais le rapport avait dédouané la Ville de Paris », nous précise l’historienne Sarah Gensburger, qui travaille depuis les années 2000 sur les juifs comme Parisiens. « En effet, on posait assez mal le problème, puisqu’un nombre infime de juifs étaient propriétaires dans cet îlot et le rapport ne s’était pas intéressé aux procédures d’expulsion des locataires, qui, eux, étaient souvent juifs. »
Souvent, mais pas exclusivement. Sarah Gensburger, mais aussi Isabelle Backouche, qui a consacré tout un ouvrage à l’îlot 16 (Paris transformé. Le Marais 1900-1980, Créaphis), ont étudié dans les archives de Paris les détails d’une opération urbanistique déclenchée à la fin de l’année 1941. L’îlot 16 n’était que le seizième îlot le plus insalubre de Paris. Pour le premier, une partie correspondant au plateau de Beaubourg avait été détruite en 1938. Pourquoi le seizième dans l’ordre des priorités est-il soudain devenu le troisième sur la liste à dépeupler, fin 1941, alors qu’à l’été 1941 il n’était concerné en rien ? « Nous avons démontré que cette opération d’urbanisme prévue dans un certain ordre a été modifiée au fur et à mesure de la politique de persécution, privilégiant au sein de l’îlot 16 les poches juives. » Opération d’autant plus injustifiable si l’on rappelle que Paris, ralliée par des sinistrés, vivait pendant la guerre une crise du logement sans précédent, que l’on manquait de matériaux de reconstruction et que les Allemands avaient interdit les gros travaux de chantier.
« Un effet d’aubaine »
Pour la préfecture de la Seine, qui, en absence d’une mairie à Paris – établie seulement en 1977 –, a la main sur les propriétés, les arrestations des juifs du quartier, majoritairement étranger, sont une opportunité pour expulser une population sans défense, qui n’a par ailleurs pas le droit de quitter le département de la Seine. Une partie sera arrêtée lors de la rafle du Vél’ d‘Hiv, en juillet 1942, et envoyée à Drancy, dont la logistique est aux mains de la même préfecture. Ainsi, les questions de l’indemnisation – les sommes destinées aux juifs devaient être consignées sur des comptes – et du « relogement » ne se posent plus. Deux calendriers courent en parallèle. Plusieurs logiques anciennes s’imbriquent aussi. Le désir ancien, préalable à la guerre, de débarrasser ce quartier de ses étrangers, le souci de la ville de construire une cité administrative – elle sera finalement bâtie sur le boulevard Morland –, d’accueillir des artistes – ce sera la Cité des arts édifiée après-guerre –, de loger des services dans certains hôtels particuliers et de remettre la main en plein cœur de Paris sur un certain nombre de logements. « Un effet d’aubaine », résume Sarah Gensburger : telle fut la politique de persécution pour cette opération aussi sociale qu’architecturale. Car on ne voulait pas seulement nettoyer les habitats insalubres, mais aussi en purifier les habitants, au point de laisser vides les immeubles qui se sont vite dégradés afin de pouvoir mieux les détruire ensuite.
Vides ? Pas pour tout le monde. Gensburger et Backouche travaillent actuellement sur les 40 000 appartements habités par des juifs dans tout Paris qui furent récupérés par des non-juifs : “Notre attention a été attirée par des courriers de non-juifs qui avaient remarqué des logements vacants. » Les deux historiennes vont démontrer que ce relogement concerna surtout les « voisins » qui habitaient à moins de 100 mètres des appartements vides qu’ils avaient repérés. Les Archives de Paris contiennent par centaines ces courriers où l’on réclamait le logement de familles juives disparues. Gensburger et Backouche étudient également les dossiers des survivants juifs qui tentèrent à leur retour de revenir dans leurs appartements.
Destruction
Quant à l’immeuble des Zajdner, où vivaient également les Jankielewicz, Isodore Moskowitz, Anna Bilcorai, Rachel Polak, Idel Pollac, Maurice Norynberg, Ben Schlachter, tous aussi déportés, il fut détruit après guerre par la SAGI, à qui la Ville de Paris avait acordé une délégation de gestion. C’est au rez-de-chaussée de cet immeuble que le père de Sarah Zajdner avait un commerce d’antiquités. Contrairement à ce qui est indiqué sur le bloc, les Zajdner ne semblent pas avoir habité rue Éginhard pendant la guerre. « Leur dossier indique qu’ils ont emménagé au 10-12 rue du Figuier le 1er janvier 1937, avant d’en être expulsés en novembre 1942. Comme beaucoup, ils se sont réfugiés de l’autre côté de la rue de Rivoli, rue Aubriot, où ils ont été arrêtés le 1er mai 1944 , précise Isabelle Backouche, qui a consulté pour nous leur dossier aux Archives de Paris.
Pourquoi n’y a-t-il rien rue du Figuier ? L’immeuble a été reconstruit en 1952 et il aurait été impossible de placer un bloc devant, comme le demandait Mme Zajdner : une solution impraticable et peu discrète. Au contraire, la petite rue Éginhard, à l’abri des regards, a dû sembler plus opportune. D’après le mémorial de la Shoah, Mme Zajdner, qui se nomme aujourd’hui Mme Yalibez, serait encore vivante, âgée de 94 ans. Nous n’avons malheureusement pas réussi à la contacter.
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