Par Alberto M. Fernandez*
L’étude d’une langue une vie durant peut vous transformer. Elle enrichit votre existence, en particulier s’il s’agit d’une langue relativement difficile, qui requiert une étude assidue, et si elle est toujours usitée. J’ai commencé à étudier l’arabe lorsque j’avais 18 ans, alors que j’étais soldat dans l’armée américaine ; presque 40 ans plus tard, je continue de le faire.
L’étudiant se souvient souvent des jalons importants dans son long parcours vers l’acquisition d’une langue, le premier mot qu’il a écrit (dans mon cas, c’était “rossignol”, بُلْبُل), le premier « vrai » livre qu’il a lu (pour moi, c’était un recueil de fables d’animaux intitulé Kalila wa Dimna, originellement une œuvre en sanscrit traduite en perse puis en syriaque par le bureaucrate abbasside Ibn Al-Muqaffa), et le premier verset en arabe qu’il a mémorisé (celui d’Abou al-Tayyib Al-Mutanabbi, “Lorsque vous voyez le lion montrer les dents, ne pensez pas qu’il vous sourit”).
Ayant eu la chance de pouvoir effectivement utiliser ma langue pour mon travail pendant de longues années, et de continuer à le faire, et celle de vivre et de travailler dans le monde arabe pendant de longues années, cette étude initiale de l’arabe a été enrichie par des rencontres avec quelques personnes extraordinaires – Mohammed Al-Maghut, Muzaffar Al-Nawab, Abd Al-Rahman Munif, Mamduh Adwan, Elias Zayyat. Mais elle a surtout été enrichie par les interactions avec des gens ordinaires et bons que j’ai croisés au hasard – un policier syrien qui nous a guidés, ma famille et moi, à travers le labyrinthe des ruines de la forteresse des Assassins à Qalaat Al-Kahf, [1] ou le “Bon Samaritain” de Homs qui a fabriqué une pièce détachée provisoire pour notre Honda Accord américaine et a refusé tout paiement pour son travail.
J’ai aussi eu la chance de témoigner d’interactions où les cultures s’enrichissent mutuellement. Le fait d’avoir connu, même brièvement, le grand chanteur/musicien du Kordofan Andel Gadir Salem, fut plus enrichissant pour moi que de rencontrer un chef d’Etat. [2] A Damas, j’ai vu des versions en arabe du Caligula de Camus (avec Jihad Saad dans le rôle principal) et d’Un tramway nommé désir de Tennessee Williams (avec l’acteur de Kingdom of Heaven, Ghassan Massoud). Et je me souviens encore avoir eu la chance de voir le réalisateur aux multiples facettes Haytham Haqqi tourner certains épisodes de sa série située à Alep Khan A-Harir, le soir, dans le souk de la vieille ville, un quartier qui a depuis été cruellement atteint par la guerre civile syrienne. Cela se passait pendant les années où certains Occidentaux ont découvert, puis fait découvrir au monde, la richesse alors encore inaccessible de la littérature syrienne, grâce à des auteurs tels que Zakaria Tamer, Nabil Suleiman et Ulfat Idilbi.
L’étudiant en arabe est souvent marqué par ses outils de travail. Une génération entière d’Américains a utilisé le “livre orange” publié par l’université du Michigan. Pour ce qui est des dictionnaires, j’ai trois exemplaires écornés du dictionnaire arabe-anglais de Hans Wehr, dont la quatrième et dernière édition anglaise remonte à 1979, et deux dictionnaires Oxford (arabe et arabe-anglais). J’aime mon Hans Wehr, ayant grandi avec lui, mais de nombreux mots aujourd’hui communément employés dans les médias arabes y manquent. [3] Une ancienne édition du dictionnaire Al-Munjid (arabe-arabe), publiée à Beyrouth, complète ma collection. L’œuvre séminale de Wehr, bien entendu, a d’abord été publiée en allemand puis traduite en anglais.
Le numéro du 20 août 2015 du quotidien israélien Haaretz a révélé l’existence d’une autre contribution majeure à l’étude de l’arabe, en hébreu cette fois. Cette nouveauté pourrait aider à combler le fossé de la langue entre les différents pays du monde, grâce à un nouveau dictionnaire complet et fiable d’arabe moderne, s’il est rendu disponible en anglais.
Dr Meir Bar Asher, professeur d’études islamiques à l’Université hébraïque de Jérusalem, observe dans cet article de Haaretz que le grand dictionnaire en ligne arabe-hébreu du professeur Menahem Milson [4] (arabdictionary.huji.ac.il) est un “superbe lexique de l’arabe moderne qui peut contribuer de manière significative à l’amélioration de l’enseignement de l’arabe en Israël”. Milson est le conseiller scientifique de MEMRI depuis sa création. Il a ainsi bénéficié des questions envoyées par des dizaines de chercheurs de MEMRI qui suivent de manière constante les médias arabes, imprimés et électroniques. Ils sont devenus, d’une certaine manière, les “chercheurs de terrain” du dictionnaire.
Milson est aussi, bien entendu, une autorité mondialement reconnue pour l’œuvre littéraire de Naguib Mahfouz ; son livre sur le soufisme, A Sufi Rule for Novices (rédigé à partir de sa thèse de doctorat) est une source importante pour l’étude du soufisme. Le travail de plusieurs décennies de Milson a permis de remplacer le Arabic-Hebrew Dictionary of Modern Arabic de 1947, compilé par David Ayalon et Pessah Shinar (la majeure partie du travail original de Hans Wehr datait à peu près de la même époque). Au lieu d’une remise à jour, c’est un nouveau dictionnaire tenant compte des changements considérables intervenus dans les deux langues depuis plus de 50 ans qui a finalement vu le jour.
Dr Bar Asher ajoute :
Le dictionnaire de Milson arrive, par conséquent, à point nommé. Ni l’ordinateur portable ni Internet n’existaient au cours des générations précédentes, et leur invention a inévitablement donné naissance à une terminologie entièrement nouvelle. Un autre domaine qui a connu une vague de nouveaux mots et expressions est la pensée politico-religieuse : des organisations et des groupes islamiques au style arabe combinant l’ancien et le nouveau ont généré une terminologie riche et moderne. La langue de ces penseurs est marquée par l’usage fréquent de concepts arabes musulmans anciens, auxquels se sont ajoutées des couches et des nuances de nouvelles significations, et de nouveaux mots et expressions ont été inventés. Cette profusion linguistique sans cesse renouvelée est reflétée avec soin dans le nouveau dictionnaire de Milson.
Le dictionnaire s’intéresse principalement à l’arabe moderne standard, et notamment à la forme de langue écrite et parlée utilisée dans les médias arabes. Ce type d’arabe n’a pas émergé du néant : il est fermement enraciné dans une riche histoire littéraire qui remonte à plus de mille quatre cent ans. Il puise dans la langue de la poésie arabe antique (y compris celle antérieure à l’islam) et dans la langue du Coran, de la littérature des Hadith et de l’adab (forme de belles lettres éclectique et encyclopédique). En outre, l’essor de l’islam fondamentaliste au cours de la dernière génération a rapproché de larges secteurs de la population des registres classiques de la langue arabe, et des membres de ces cercles agrémentent fréquemment leurs discours et leurs écrits de citations du Coran et des Hadith. Leur forme de discours a aussi introduit dans les médias des expressions et des tournures de phrase provenant de la littérature du droit religieux musulman et de la théologie, considérées comme archaïques il y a encore une génération. Aujourd’hui, toutefois, le discours politique est incompréhensible sans la connaissance de celles-ci.
L’auteur observe comment Milson apporte le contexte et la définition de certains mots anciens qui ont encore une signification très contemporaine, dont un que j’ai souvent utilisé lors de mes apparitions dans les médias arabes :
Abordons maintenant certains termes concernant l’histoire et la littérature. En prenant le mot qamis (“chemise”) nous trouvons l’expression qamis ‘uthmān, qui comporte deux définitions. La première : “la chemise d’Othman (chemise maculée du sang d’Othman, troisième Calife, assassiné par des rebelles)”, avec une note explicative : “Les Omeyyades l’utilisaient pour justifier leur guerre contre leurs rivaux, lesquels étaient selon eux impliqués dans le meurtre d’Othman”. Selon la deuxième définition, propre au dictionnaire de Milson : “Par extension, prétexte à une guerre de vengeance, une cause d’agression.” Il vaut la peine de mentionner que cette expression, dans son sens métaphorique, est fréquemment employée dans les médias arabes, et apparaît presque quotidiennement dans des articles et des chroniques. Néanmoins, on ne la trouve pas dans la plupart des dictionnaires modernes d’arabe (comme le nouveau dictionnaire Oxford), et Milson l’a judicieusement inclue.
En sus d’exploiter des milliers d’expressions et d’exemples tirés du trésor de richesse et de beauté de la littérature arabe à travers les siècles, Bar Asher observe que le dictionnaire de Milson emprunte à l’histoire récente et explicite des termes très récents :
Nous trouvons ainsi des définitions telles que taslī’ et tashyī’, signifiant “objectivation, marchandisation” (d’où taslī’ al-mar’a et tashyī’ al-mar’a – “la transformation des femmes en objets, marchandises”) ; ‘awlama (globalisation); raqmana (numérisation) et des termes similaires. Le terme dā’ish (EI) est aussi inclus et défini comme suit : « acronyme pour il-dawla al-’islāmiyya fi al-’irāq w-al-shām (l’Etat islamique d’Irak et du Shām. » La traduction est accompagnée d’une note : “Ce mouvement islamique belliqueux qui prône le djihad mondial a été créé en Irak en 2006 ; plusieurs années plus tard il a étendu son activité en Syrie. Le terme dā’ish, bien qu’on le rencontre fréquemment dans les médias, n’est pas employé par les porte-parole du mouvement. Un autre exemple dans un registre similaire est le verbe akhwana, qui signifie “imposer les doctrines de l’ikhwān (les Frères musulmans) à…” ou “rendre [quelqu’un/quelque chose] ikhwāni (à savoir appartenant aux Frères musulmans)”. Il est inutile de préciser qu’on ne trouve pas ces termes dans les autres dictionnaires évoqués ci-dessus ; dans celui de Milson, toutefois, il y a des centaines d’expressions de ce genre.
Dr Ben-Asher affirme que les chercheurs et les étudiants ont ressenti le besoin d’un nouveau dictionnaire arabe adapté. Il observe qu’Al-Munjid, publié à Beyrouth en 1908, qui fut à juste titre le dictionnaire le plus fiable et le plus pratique pour les lecteurs de l’arabe pendant plus d’un siècle, commençait à trahir son âge. Une nouvelle édition, intitulée Al-Munjid fi al lugha al-’arabiyya al-mu’ās ira (Al-Munjid de l’arabe contemporain), publiée à Beyrouth en 2008, tout juste un siècle après la parution de la première édition, n’a apporté qu’une réponse partielle aux attentes soulevées par son nom prometteur (al-munjid signifie “celui qui aide”) :
« Le dictionnaire arabe-anglais de Hans Wehr, qui est une traduction du lexique arabe-allemand compilé par le même auteur, est encore considéré comme le meilleur dictionnaire complet d’arabe moderne, mais est lui aussi très ancien (la quatrième et dernière édition anglaise remonte à 1979, alors que la cinquième édition allemande a été publiée en 1985), et les utilisateurs actuels constateront que la profusion de nouveaux termes et expressions qui sont entrés dans l’arabe au cours des trente dernières années y est absente. Le Oxford Arabic Dictionary paru le plus récemment (2014) présente lui aussi des déficiences. Un des principaux inconvénients de la plupart de ces dictionnaires (à l’exception de celui de Hans Wehr) est qu’ils ne sont pas fondés sur les textes, mais essentiellement sur des lexiques existants.”
Un dictionnaire arabe moderne doit inclure les nombreuses expressions provenant de la tradition et de la jurisprudence islamique qui abondent aujourd’hui dans le discours public arabe contemporain. Elles sont souvent absentes de la plupart des dictionnaires arabes modernes. Le dictionnaire de Milson couvre finement cet important domaine linguistique. Par exemple, sadd al-dhara’i, « interdire l’utilisation de moyens”, à savoir, dans la jurisprudence islamique, interdire quelque chose qui n’est pas répréhensible en soi parce qu’il peut devenir un moyen pour faire quelque chose d’interdit.
Les récentes informations selon lesquelles la Knesset a rendu l’étude de l’arabe obligatoire à partir de l’âge de six ans signifie que le nombre d’Israéliens juifs qui pourront comprendre et apprécier l’arabe va considérablement augmenter.[5] Ceci ne peut qu’être positif. Le dictionnaire en ligne arabe-hébreu de Menahem Milson servira de lexique de l’arabe moderne pour ces étudiants, savants et chercheurs qui cherchent respectueusement à mieux comprendre, et s’embarquent dans un voyage d’une vie aux côtés de la langue arabe. Pour ma part, j’ai constaté que la langue et la culture des populations du monde arabe étaient d’agréables et de plaisants compagnons pendant la plus grande partie de ma vie adulte.
Il faut espérer que le vaste projet d’érudition de Milson trouvera bientôt une autre vie, longue et productive, en anglais et dans d’autres langues occidentales, tout comme la grande œuvre du professeur allemand ayant travaillé dans les années 1940 et 50, qui a encouragé et fourni de la matière à plusieurs générations d’étudiants de l’arabe. [6] Cette entreprise immense et inestimable doit être traduite en anglais.
*Alberto M. Fernandez est le vice-président de MEMRI.
Notes :
[1] Monumentsofsyria.com/places/qalaat-al-kahf-%D9%82%D8%A7%D8%B9%D8%A9-%D8%A7%D9%84%D9%83%D9%87%D9%81/.
[2] Youtube.com/watch?v=VuztId3TWHk.
[3] Daily Star (Liban), 13 juin 2014.
[4] Voir http://www.memri.org/menahem-milson-chairman-of-memris-board-of-advisors.html.
[5] BBC.com, 24 août 2010.
[6] Middle East Institute blog, mideasti.blogspot.com, 16 juin 2014.
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