En Israël, l’impitoyable seuil d’éligibilité de 3,25% donne naissance à de drôles d’attelages. Il y a une décennie, espérant entrer à la Knesset, Ale Yarok («Feuille Verte», en hébreu), dont l’agenda politique se résume à la légalisation du cannabis, faisait alliance avec le parti des survivants de l’Holocauste. Scandale et échec. En 2019, la formation pro-ganja a jeté l’éponge. Mais ses ouailles semblent sous le charme d’un nouveau gourou, l’inquiétant Moshe Feiglin, transfuge du Likoud de Nétanyahou et ex-député vu comme ingérable par à peu près tout le spectre politique. Il peut néanmoins compter sur le soutien du comique Gadi Wilcherski, sorte de Sacha Baron-Cohen local obsédé par les bangs et autres pipes à eau.

Avec son programme mixant lubies libertariennes, suprémacisme juif azimuté et légalisation du cannabis, son parti Zehout («Identité») stupéfait les sondeurs. L’ovni politique pourrait obtenir quatre sièges au Parlement. De quoi jouer les faiseurs de roi en fonction du «bloc» qu’il choisira. La droite nationaliste-religieuse du Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, ou le bloc centriste du général Benny Gantz ? Preuve que l’homme est pris au sérieux, «Bibi» a dit qu’il allait réfléchir à la question du cannabis…

Conseiller à papillotes

Samedi dernier à Tel-Aviv, arrivé à l’adresse du meeting, on doute. «Est-ce vraiment là, dans une synagogue ?!» Information prise, oui. A l’intérieur, une petite foule effervescente et improbable. Entre religieux-messianiques aux épaisses kippas en laine accompagnés de leurs femmes aux cheveux dissimulés et étudiants à crête gélifiée géante, lunettes steampunk, casquettes et hauts-de-forme en mousse. A l’entrée, il y a une dégustation de vin du Golan, dont l’annexion vient d’être reconnue par Donald Trump. A qui Feiglin a justement piqué son slogan de campagne : «Asséchons le marigot.»


Feiglin entre dans le lieu de culte avec un conseiller à papillotes et un garde du corps à oreillette. Col roulé sous costume anthracite et faciès austère à la Steve Jobs, la kippa en plus. Loin de l’activiste fou furieux qui avoua son admiration pour le «génie militaire» d’Hitler et fut jugé pour sédition dans les années 90 après avoir organisé le blocage des routes du pays contre les accords de paix d’Oslo. Quand il monte à la bimah (chaire juive), notre voisin de rangée enfile des montures ornées de feuilles de cannabis.

Le journaliste chargé d’animer la soirée attaque d’entrée avec la question qui fâche : n’êtes-vous pas en train d’enfumer la jeunesse avec cette OPA sur le cannabis, histoire de faire passer vos idées radicales ? «Je ne cache rien, répond Feiglin, tout est noir sur blanc dans mon programme [un pavé de 350 pages vendu 20 shekels (5 euros) par ses militants, ndlr]. Les médias disent que le cannabis serait la pointe d’un iceberg. Mais cet iceberg, je vous le dis, c’est la liberté totale.»

«La Palestine, ça n’existe pas»

Pour Feiglin, qui considère qu’Israël étouffe sous une bureaucratie «bolchevique», liberté rime avec fin des aides sociales et de l’école publique (remplacée par des écoles privées payées en «bons d’Etat»), permis de port d’armes pour tous et privatisation des hôpitaux. Mais aussi la réduction de la durée du service militaire, la suppression de la moitié des ministères, dont celui de la Culture, et le refus de l’aide américaine à la défense israélienne (38 milliards de dollars sur dix ans) pour ne plus être un vassal des Etats-Unis.

Ça le chagrine qu’on le dise «libertarien» «Je n’ai pas attendu ces idées américaines. Mon amour de la liberté, je le puise dans la Torah.» Cependant, il se prononce pour la séparation de la synagogue et de l’Etat. Sauf quand il s’agit de déterminer qui est juif ou pas, décision qu’il laisse aux mains des rabbins orthodoxes.

L’envers de la médaille, si l’on peut dire, c’est sa vision du conflit israélo-palestinien. Il s’énerve quand il entend le mot «palestinien» «La Palestine, ça n’existe pas, les Palestiniens non plus, s’emporte-t-il. Ce sont des Arabes qui habitent des territoires qu’on a libérés de l’occupation jordanienne en 1967.» Cette «réalité» (sic) posée, il prône l’annexion pure et simple de la Cisjordanie et Gaza. «Une fois que Tsahal aura vraiment fait le ménage avec ces terroristes, pas comme ces “opérations militaires” où nos enfants meurent pour rien…»

«Ici, c’est notre putain de pays»

La terre prise et l’Autorité de Mahmoud Abbas démantelée, Feiglin proposera de l’argent aux Palestiniens pour les pousser à émigrer vers d’autres pays. «On leur offrira un package intéressant. De toute façon, la majorité veut partir», jure-t-il. Ceux qui resteront auront le choix entre un statut de «résident», une demi-citoyenneté au rabais, ou tenter de devenir Israélien. Mais uniquement après «des tests de loyauté très contraignants, comme au Japon». Cela dit, Feiglin dit avoir «du mal à imaginer quel Arabe cela intéressera».

Ces envolées ultranationalistes sont les plus applaudies, même quand il avoue qu’il ne va pas «sacrifier Jérusalem pour le cannabis» s’il devait faire alliance avec la gauche. A propos de la ville qu’on dit trois fois sainte, il ne prévoit rien de moins que de construire le troisième Temple sur l’esplanade des Mosquées.

En sortant, on alpague notre voisin à lunettes-cannabis. Remué par ce qu’il vient d’entendre ? «Je suis un fumeur de joints, mais je sais aussi qu’ici, c’est notre putain de pays, rétorque Tomer, étudiant de 24 ans. Tout ce qu’il dit est juste, même si pas toujours pragmatique.» Un économiste quinquagénaire s’inquiète lui des vagues réponses de Feiglin sur l’imposition d’une «flat tax». Le reste, ça va. Même le côté suprémaciste ? «Il veut préserver le caractère juif du pays…», botte-t-il en touche. Vérification faite, il y a donc bien un public en Israël pour cet improbable hybride, trait d’union entre Ayn Rand et les kahanistes.