Interview – Audrey Kichelewski, historienne : y-a-t-il encore une liberté pour l’histoire en pologne ?

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Afin de mieux comprendre ce qui se passe actuellement en Pologne autour des discussions historiques sur la Shoah et la tentative par les autorités polonaises d’imposer une politique historique patriotique nous avons demandé à l’historienne Audrey Kichelweski de nous éclairer.

Audrey Kichelewski est maîtresse de conférences à l’Université de Strasbourg et co-responsable de La Revue d’Histoire de la Shoah. Elle est également membre de l’Institut universitaire de France.

 

 


Le Crif : Jan Gross dans l’introduction de son étude « Les voisins » écrit : « Dans les territoires polonais occupés au cours de la guerre, ce sont bel et bien les nazis et les soviétiques qui menaient le jeu. Mais il ne faut pas nier l’existence d’une dynamique autonome des relations entre Juifs et Polonais dans le cadre des contraintes imposées par les occupants. Il est des choses que les gens auraient pu faire à l’époque et dont ils se sont abstenus ; il en est qu’ils n’étaient pas tenus de faire et qu’ils ont néanmoins faites ».

Pouvez-vous nous éclairer sur la dernière phrase de cette citation ? Qu’en était-il réellement des relations entre Juifs et Polonais pendant la Shoah ?

Audrey Kichelewski : Dans cette phrase, Jan Gross rappelle le préalable des contraintes imposées par les occupants. En effet, la Pologne occupée par les nazis va subir une violence inouïe sur ses populations civiles. Les écoles sont fermées, on ne peut plus apprendre le polonais, les élites, professeurs, avocats, etc., sont persécutés, arrêtés et souvent déportés. Le travail forcé est institué pour l’ensemble de la population masculine adolescente et adulte. Ce sont des conditions d’occupation qui sont réellement très, très dures. Mais pour autant, les nazis, évidemment, ne peuvent pas être partout lorsqu’il s’agit notamment de traquer les Juifs, et en particulier dans les campagnes. Je pense que Jan Gross fait surtout référence à la situation des campagnes, des petites bourgades lorsqu’il va s’agir d’isoler les Juifs dans les ghettos, puis de les déporter systématiquement vers les centres de mise à mort à partir du printemps 1942. Toutes ces opérations vont se dérouler sous les yeux de leurs voisins polonais. Dans les zones rurales, les ghettos ne sont pas entourés de hauts murs et de barbelés comme c’est le cas pour Varsovie ou Cracovie par exemple. Dans les campagnes il s’agit le plus souvent d’une rue ou deux où les Juifs habitaient déjà largement. Ce sont des ghettos ouverts, ils sont littéralement sous les yeux des voisins polonais.

Certes, on interdit assez rapidement à ces voisins d’aider leurs concitoyens juifs sous quelque forme que ce soit et les sanctions sont lourdes si une telle aide est découverte. Les Polonais rappellent toujours, et à juste titre, que la peine de mort était encourue pour la personne qui aidait, voire pour tout le village. Mais la réalité qu’il faut rappeler et qui est souvent omise, c’est que les Allemands n’ont pas, loin de là, partout les moyens d’imposer ces sanctions, tout simplement parce qu’ils ne peuvent pas être derrière chaque village. Donc, de fait, oui, c’est illégal, mais qui va le remarquer ?

On peut donner d’autres exemples : dans les villes comme dans les campagnes, les postes de radio ont été conservés clandestinement et sont écoutés par tout le monde, alors que la peine de mort est aussi théoriquement applicable quand on écoute une radio et quand on n’a pas rendu son poste de radio. De même, toutes les campagnes aident comme elles peuvent en donnant de la nourriture ou en cachant les combattants résistants qui se battent contre les Allemands, et ça aussi, on n’a pas le droit de le faire. On n’a pas le droit de garder ses récoltes, on n’a pas le droit d’aider la résistance, on risque aussi la peine de mort pour ça, en théorie. Pourtant, ce sont des pratiques qui vont être largement appliquées. Et a contrario, donner ne serait-ce qu’un morceau de pain à une famille juive qui vient frapper à votre porte parce qu’elle se cache dans le champ voisin après que les ghettos ont été raflés au cours de l’année 1942, prêter pour une nuit sa grange où on a ses vaches ou même le grenier, c’est risqué, bien sûr, c’est interdit, bien sûr, mais ce n’est pas une conduite qui fut généralisée. Je pense que c’est pour cela que Jan Gross écrit que des choses auraient pu être faites, mais qu’elles n’ont pas été la norme. On peut se demander pourquoi… La raison, c’est que peut être davantage que la peur des Allemands, qui encore une fois, n’étaient pas là ou très peu présents dans les petites campagnes, c’est surtout la peur du voisin qui pouvait dénoncer celui qui cachait un Juif. Et ce, pour tout un tas de raisons ; parce que c’était encouragé et même rétribué, on pouvait avoir un litre de vodka, trois kilos de sucre et en temps de pénurie, ce n’est pas rien, on pouvait aussi récupérer les chaussures, les habits du Juif qu’on amenait aux Allemands. Et donc ça, c’est la deuxième partie de la citation de Jan Gross : ce qu’ils ont fait, dont ils auraient pu s’abstenir, c’est à dire dénoncer, dénoncer les voisins qui cachent les Juifs, dénoncer lorsqu’on trouve un Juif caché dans un champ, ou le livrer directement aux forces de maintien de l’ordre locales qui étaient constituées de Polonais, les Maires de villages ou les gardes champêtres par exemple. Et ces forces de maintien de l’ordre ont rarement fermé les yeux quand elles voyaient des Juifs qui se cachaient. Elles ont participé aux exigences allemandes de traquer les Juifs, cela a été mis en évidence par les études de Jan Grabowski. Elles ont souvent, de manière assez zélée, accompli des exigences allemandes en amenant ces Juifs au poste de gendarmerie allemande, voire en tuant directement les Juifs qui se cachaient.

La dernière chose à rappeler, pour répondre à la question sur les relations entre Juifs et Polonais pendant la Shoah c’est l’évolution de cette relation au cours de cette période longue qu’est la guerre de 1939-1945. La chercheuse israélienne Havi Dreifuss a, pour le cas de Varsovie, mais je pense qu’on peut assez généraliser à l’ensemble du gouvernement général, montré cette évolution et montré qu’en fait au début de la guerre, il y avait relativement une forme de solidarité face à cette invasion allemande : la mobilisation concerne tout le monde, l’arrivée brutale des nazis aussi, les réquisitions et le travail forcé également. Donc, au départ, quand les persécutions ne sont pas complètement différenciées (même si bien sûr, très vite, les Juifs vont être marqués, isolés) quand initialement, tout le monde est concerné, il y a une forme de solidarité, de compassion, notamment à Varsovie. C’est ce que Havi Dreifuss montre dans ses recherches

Mais très vite, au cours de l’année 41-42, à mesure que des mesures spécifiques s’appliquent aux Juifs et à l’interdiction de les aider, que la propagande allemande inonde, et que la peur s’installe, un éloignement se produit. Tout cela va exacerber et transformer l’antisémitisme qui était déjà là, présent, et qui n’avait pas besoin spécialement des Allemands pour s’exprimer. Et cela va générer a minima une indifférence face au sort des Juifs, parfois même certains se réjouissent de ce qui leur arrive, voire participent directement ou indirectement aux persécutions qu’ils subissent.

 

« La réalité qu’il faut rappeler et qui est souvent omise, c’est que les Allemands n’ont pas, loin de là, partout les moyens d’imposer ces sanctions, tout simplement parce qu’ils ne peuvent pas être derrière chaque village. Donc, de fait, oui, c’est illégal, mais qui va le remarquer ? »

 

Le Crif : Que la Shoah se soit largement (mais pas exclusivement) déroulée en Pologne rend-il plus lourd le poids de l’histoire ? Comment les Polonais gèrent cette mémoire ? Comment ils gèrent cette histoire ou comment, précisément, ils ne la gèrent pas ?

Audrey Kichelewski : Il est certain que le fait que les centres de mise à mort, Chelmno, Belzec, Sobibor Treblinka, les complexes concentrationnaires, Majdanek et surtout bien sûr Auschwitz Birkenau, soient situés sur le territoire de la Pologne actuelle (même si c’était en Pologne occupée, voire même annexée par le Reich pendant la guerre) crée un attendu, de plus en plus fort ces dernières décennies : ce pays doit prendre en charge la mémoire de ces lieux. Or, la mémoire de ces lieux est très chargée symboliquement et évidemment, en particulier à Auschwitz, qui depuis au moins les années 60, est devenu le symbole de la Shoah. À partir du moment où on a commencé à parler de la Shoah en tant que phénomène distinct et spécifique de la Seconde Guerre mondiale, Auschwitz en est devenu le symbole, alors que par la suite, on s’est bien sûr rendu compte qu’il y avait d’autres lieux et d’autres modes d’assassinat des Juifs d’Europe, notamment les assassinats par balles dans toute l’Europe orientale, qui ont fait autant de victimes qu’à Auschwitz.

Mais voilà, là, on a un lieu et en plus, à Auschwitz, il y avait plus de survivants, donc plus de témoignages, plus de visibilité. Et Auschwitz se trouve en Pologne, donc forcément, c’est compliqué. C’est devenu de plus en plus compliqué, encore une fois, à mesure que ces lieux ont acquis une symbolique plus forte. Auparavant pendant la période communiste, en tout cas au moins jusqu’aux années 60, prévalait l’idéologie communiste « universaliste » dans un sens : tout le pays avait combattu le fascisme et/ou en avait été victime et de manière indistincte de sa confession, etc. On ne pouvait donc pas distinguer spécifiquement le sort des Juifs, du reste, même à l’échelle internationale. Il y avait une espèce de symbiose, même si on était en guerre froide. À partir des années 60, notamment avec le procès Eichmann, le décalage commence à se faire sentir. En effet on va de plus en plus au niveau international, parler de la spécificité de la Shoah et en Pologne, il y a ce sentiment qu’on occulterait, ce faisant, la souffrance des civils polonais non juifs. Donc une espèce de « compétition » s’installe, encore que pour qu’il y ait compétition il faudrait qu’il y ait deux partis, et là c’est uniquement d’un côté…

Ce qui est assez troublant, finalement, c’est que le discours actuel, qui est quand même tenu par un gouvernement et un parti qui sont assez nationalistes, et en tout cas très anticommunistes, en guerre contre l’héritage communiste, reprend en partie une phraséologie qu’on entendait déjà à l’époque communiste pour ce qui est du discours public mémoriel et sur la Shoah.

S’il y a une distinction qui est faite certes entre le sort des Juifs et celui des Polonais, il y a néanmoins une suspicion du discours mémoriel international, qui est considéré comme étant le discours mémoriel juif finalement, et qui minimiserait cette souffrance polonaise non juive.

Ce sur quoi ils vont aussi mettre l’accent, c’est également la fraternité d’expérience et de solidarité, de là toutes les démarches qui sont entreprises pour mettre en valeur, sinon, glorifier le sauvetage de Juifs par les Polonais. Je ne dis pas qu’il n’a pas existé, il a existé. Ce qui est un peu pervers, c’est que le discours autour de ce sauvetage est généralisé à l’ensemble de la population. Or, il faut quand même toujours rappeler que ces sauveteurs étaient minoritaires et qu’ils ont agi dans des conditions extrêmement difficiles, ce qui rend encore plus noble leur geste. Non seulement c’était interdit par l’occupant, mais surtout réprouvé socialement par leurs voisins. Ils devaient se cacher de leurs voisins. C’est ça qui n’est pas souvent voire pas du tout rappelé dans ce discours actuel qui, à force de gonfler les chiffres de sauveteurs et amplifier le phénomène, en diminue paradoxalement la noblesse et la charge.

 

« Il y a […] une suspicion du discours mémoriel international, qui est considéré comme étant le discours mémoriel juif finalement,
et qui minimiserait cette souffrance polonaise non juive. »

 

Le Crif : Depuis quelques années, à l’arrivée du parti nationaliste au pouvoir, on parle d’une tentative de réécriture de l’histoire : procès, budgets revus à la baisse, intimidation et accusation d’antipatriotisme planent sur les historiens qui ont étudié et publié sur la participation de certains Polonais au meurtre des Juifs. Au-delà du fait que ces mises au ban risquent de décourager les chercheurs, existe-t-il encore une liberté pour l’histoire en Pologne ?

Audrey Kichelewski : Heureusement, pour le moment, il y a encore des recherches qui sont menées en Pologne par des chercheurs vraiment courageux et forcément de plus en plus engagés à mesure que les pouvoirs publics les prennent pour cibles.

Je dirais que si le découragement est effectivement possible, d’ailleurs réel, il vaut surtout pour les acteurs de terrain, c’est à dire les enseignants du secondaire ou les responsables d’associations, qui pouvaient mener des actions pédagogiques. Le livre de Jean Yves Potel, La fin de l’innocence (Éd. Autrement, 2009) énumérait un certain nombre d’initiatives locales. Il dressait un panorama de ce qui se passait au début des années 2000. Beaucoup d’initiatives étaient prises comme aller nettoyer des cimetières, rappeler qu’ici il y avait un mikvé, rappeler aussi aux populations locales, notamment aux plus jeunes que le village était un shtetl avant la guerre, avec évidemment toujours plus ou moins des visions, ‒ parfois, un peu idylliques de la cohabitation entre Juifs et Polonais, mais en tout cas, ça avait le mérite d’exister.

Actuellement évoquer la collaboration des Polonais avec les Allemands dans la persécution des Juifs, c’est prendre le risque d’être poursuivi par des associations qui sont d’ailleurs soutenues et financées par l’État, des associations de défense de la réputation de la Pologne, etc. Alors pour ce qui est du programme scolaire sur la Shoah, on va faire le minimum, on ne va pas faire de zèle. Et c’est très grave parce qu’effectivement, les enseignants continueront-ils à participer aux formations que proposent l’Institut d’Histoire juive et Yad Vashem ?

Quel est l’intérêt à vouloir se former pour mieux informer les élèves si on risque un procès ?

Récemment la chercheuse Barbara Engelking a donné un entretien à la télévision privée, sur une chaîne de télé indépendante, à l’occasion du 80ème anniversaire du soulèvement du ghetto de Varsovie, où elle a juste dit que les Juifs n’avaient pas reçu l’aide à laquelle ils s’attendaient, qu’ils avaient été légitimement déçus. Elle a juste dit ça… C’est beaucoup moins offensif que certaines tournures de phrases qu’ont pu employer Jan Gross ou Jan Grabowski. Elle a été très prudente. Et ça a suscité un tollé gouvernemental ! Le ministre polonais de l’Éducation nationale à menacer de ne pas financer « à plus grande échelle un institut qui entretient ce genre d’individus qui insultent tout simplement les Polonais ».

L’équivalent du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) polonais a été aussi alerté et sommé de mener une enquête sur la chaîne privée qui avait fait cette émission… C’est clairement une attaque contre la démocratie, il y a un réel problème de liberté d’expression, et cela va au-delà de la question du discours sur la Shoah.

Des élections législatives auront lieu au mois d’octobre, et ce contexte politique encourage cette surenchère. Certains de mes collègues spécialistes en sciences politiques ont constaté qu’effectivement, à chaque fois qu’il y a des échéances politiques, ce discours assez offensif sur la politique historique revient en force parce qu’il s’agit de mobiliser l’électorat, en tout cas la frange la plus nationaliste de l’électorat. C’est assez effrayant parce que c’est toujours à chaque fois les Juifs qui en font les frais.

Pour finir sur la question de la recherche : les chercheurs déjà bien en place et installés, comme Barbara Engelking et son équipe, certes, voient déjà leurs financements réduits, et d’ailleurs, la revue qu’ils éditent, qui est un peu l’équivalent polonais de La Revue d’Histoire de la Shoah, ne bénéficie depuis plusieurs années, malheureusement, plus d’aucune aide nationale, mais ils arrivent toujours à s’en sortir avec une aide financière internationale. Ils demandent tous les financements possibles, européens, américains… Les chercheurs installés arrivent par les différentes bourses à continuer d’effectuer leurs recherches et à rester en Pologne. En revanche, on peut se demander si les plus jeunes ne vont pas être découragés… Et les plus déterminés savent qu’ils vont devoir eux aussi compter sur des financements internationaux et non plus nationaux pour financer leurs thèses, leurs postdocs, etc. Et sans doute qu’à terme, ils seront amenés à s’expatrier, ils vont avoir du mal à continuer à travailler en Pologne.

C’est dommageable parce qu’une grande partie des sources de cette histoire est en Pologne : les témoignages, les archives locales, tout ce qui a contribué au renouveau historiographique.

Il y a bien entendu des sources à l’Holocaust Museum à Washington et à Yad Vashem à Jérusalem mais on ne peut pas se passer de ce qui se trouve sur place…

 

 

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Les Polonais et la Shoah. Une nouvelle école historique. Sous la direction d’Audrey Kichelewski, Judith Lyon-Caen, Jean-Charles Szurek, Annette Wieviorka (CNRS Éditions, 2019)

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